Rapport sur les travaux effectués depuis le mois d’avril 1941
Dans la notice fournie le 20 avril 1941 sur les travaux en cours, les points à étudier avaient été groupés sous six chefs principaux pour le sujet Explication et Singularité ; certains de ces points se sont révélés depuis particulièrement importants : le travail a donc été concentré sur eux.
Voici de quelle manière se présentent les résultats obtenus jusqu’ici et les projets envisagés
L’effort principal d’investigation a porté sur la notion de structure et plus spécialement sur sa valeur épistémologique. Je suis parti de la Gestalttheorie et ai commencé par une étude attentive des principaux travaux de cette école. J’ai été amené, comme d’ailleurs je le prévoyais, à penser que la « théorie des formes » pouvait rendre de grands services dans les sciences encore relativement empiriques, mais ne pouvait s’appliquer utilement à des recherches plus abstraites que si on lui faisait en même temps subir une généralisation qui l’adapte à ce nouvel objet.
Pour mettre à l’épreuve cette idée d’une valeur épistémologique de la Gestalttheorie, j’en ai tenté une première application sur une science concrète, la sociologie. J’ai cherché à comparer les critères de la « Forme » suivant Ehrenfels et Köhler avec la définition du fait et du groupe sociaux d’après Durkheim, puis à étudier (en utilisant les travaux de Koffka, de Metzger, et ceux de l’école sociologique française et de Mc. Dougall) les différentes sortes de structures qui se présentent dans un groupe social, au niveau « morphologique » (le plus évident), au niveau de la « physiologie sociale », et enfin au niveau plus abstrait des lois sociologiques, au sens strict (analogue au sens physique) du mot loi. Enfin j’ai cherché à proposer une solution du conflit, permanent à l’intérieur de la sociologie, entre l’interprétation « individualiste » (Tarde) et l’interprétation fondée sur la notion de conscience collective, en dépassant l’une et l’autre. –
Ce travail, étroitement lié à la thèse sur l’Explication, en reste cependant distinct : il constitue un article, en cours de rédaction, que M. Bréhier a bien voulu me proposer de publier, éventuellement, dans la Revue Philosophique.
Il m’est apparu en effet de plus en plus nécessaire de limiter mes investigations, pour la partie consacrée à l’explication scientifique, à un nombre aussi réduit que possible de sciences, choisies parmi les plus abstraites pour rencontrer les formes les plus pures et les plus rigoureuses de l’explication. Délaissant donc psychologie (sauf dans la stricte mesure où elle est indispensable pour comprendre la Gestalttheorie), sociologie (à part l’article mentionné ci-dessus) et sciences biologiques, j’ai étudié tout spécialement la physique.
Le livre de Köhler sur les « Formes physiques » (Die physische Gestalten) est une intéressante tentative de généralisation, dans le domaine de la physique, de résultats obtenus d’abord en psychologie. Mais il ne faut y chercher qu’une explication « spatiale », dans un sens plus étroit même que chez Meyerson ; Köhler admet l’existence d’objets et de phénomènes physiques non structurels, purement « additifs », même dans des cas où des lois ont été effectivement découvertes : la mécanique statistique classique concerne ainsi, en vertu même des principes posés par Maxwell, de simples juxtapositions de phénomènes élémentaires indépendants. On reste ici à un point de vue semi-empirique, peu différent de celui de la psychologie.
Si la physique classique permet en apparence d’en rester là, en limitant seulement beaucoup les domaines de validité de la théorie (et ceci explique peut-être qu’elle n’ait pas eu plus d’influence), il en va tout autrement si nous passons à la physique quantique. Pour simplifier, disons seulement que celle-ci nous amène à réviser la notion d’objet ayant une individualité ; aussi l’objet physique suivant Köhler, doué d’une « structure propre » à laquelle correspondra une « fonction propre » mathématique, n’a-t-il plus qu’une signification macroscopique.
Le principal mérite de Köhler semble être d’avoir montré la valeur scientifique de l’aspect « qualitatif » des phénomènes, qui apparaît dans leur structure, autant et plus que du point de vue « quantitatif ». Mais son explication purement « spatiale » exige, pour être elle-même intelligible, qu’on sache s’il n’existe de structures que dans l’espace empirique ; qu’on sache de quel espace il s’agit. Or la mécanique quantique utilise les espaces abstraits autant et plus que les espaces intuitifs de la géométrie élémentaire : espaces de configuration déjà en mécanique classique, espaces fonctionnels de Hilbert en mécanique ondulatoire ; ici, les éléments des structures qu’on a lieu d’envisager ne sont plus des molécules, des points matériels… Ce sont aussi bien et mieux les fonctions qui définissent un système mécanique, et qui expriment par exemple la probabilité pour qu’une observation attribue à une certaine grandeur une valeur comprise dans un intervalle donné.
Nous sommes amenés ainsi aux résultats suivants :
1°) La notion de structure peut se généraliser au cas d’éléments non plus empiriques et spatiaux, mais abstraits, tels que des fonctions, des paramètres physiques, etc.
2°) En particulier elle s’applique à des cas où interviennent les probabilités, non pas il est vrai sous la forme élémentaire de la mécanique statistique classique, mais sous la forme nouvelle et plus complexe de la mécanique ondulatoire.
Il semble donc que Köhler ait été trop modeste dans son extension de la Gestalttheorie, et que les limites mêmes qu’il s’est imposées aient empêché l’idée de prendre toute sa valeur.
Une difficulté importante subsiste cependant ; tant qu’on restait au point de vue empirique, la notion de structure n’avait pas absolument besoin d’une définition rigoureuse : l’intuition pouvait suffire, surtout aidée des deux critères de non-additivité et de transposition proposés par Ehrenfels et Köhler. Mais lorsqu’on passe à un point de vue beaucoup plus abstrait, l’intuition empirique perd toute valeur, et les critères d’Ehrenfels-Köhler deviennent inadéquats. Il devient nécessaire de chercher une théorie abstraite des structures. C’est à ce point que je suis actuellement parvenu ; je vise actuellement à constituer une telle théorie, ou, si je n’y réussis pas, à discerner les conséquences et la signification philosophiques de cette impossibilité.
Les mathématiques et la logique ont d’ailleurs rencontré le problème ; on trouve l’emploi de la notion de structure :
1°) dans la théorie des « systèmes formels » en axiomatique (voir p. ex. Cavaillès, Méthode Axiomatique et Formalisme, p. 101, la distinction entre « règles de structure » et « règles de déduction » dans un système formel) –
2°) dans la théorie des groupes (V. p. ex. Bouligand, Premières leçons sur la théorie générale des groupes, p. 9 ; cf. p. 40 ; etc.) –
3°) dans la théorie des ensembles (cf. Bourbaki, Éléments de Mathématique, fasc. I, p. 32-33, 42, et une grande partie du fasc. 3 ; voir aussi Krasner, Une généralisation de la notion de corps ; Journal de Math., 1938 ; M. Destouches s’appuie sur ce dernier travail pour établir sa notion de « physique structurale »).
Il est cependant remarquable que partout la notion de structure soit utilisée sans être définie. M. Krasner par exemple se contente de dire qu’une structure est « un ensemble E organisé par un ensemble R de relations dans E » ; la notion d’« organisation » risque de n’être pas plus évidente et intelligible que celle de structure elle-même ; et c’est là pourtant jusqu’ici la plus grande précision que j’aie rencontrée.
Je travaille actuellement sur l’hypothèse d’après laquelle une structure concernerait des règles ou opérations (donc en dernière analyse des relations), en nombre fini ou dénombrable (voir Cavaillès, o. c. ; p. 105 : on ne peut jamais définir qu’une infinité dénombrable de signes), ayant pour objets possibles un nombre quelconque d’éléments également quelconques ; il faudrait alors distinguer le « système » constitué par les règles ou opérations (en restreignant à ce sens l’emploi du mot « système », souvent employé en mathématiques pour « ensemble » quand la nature des éléments est définie) de la « structure » que ce système donne à l’ensemble des objets sur lesquels il porte. Cependant je ne me dissimule nullement ce que ces indications ont encore de vague, et la difficulté du problème.
L’investigation concernant l’explication scientifique prend donc pour objet central la valeur épistémologique de la notion de structure, spécialement dans les sciences les plus abstraites, et la détermination du genre et du degré d’intelligibilité qu’elle apporte. Il restera alors à étudier l’explication historique et l’intelligibilité de l’être individuel. J’ai d’ailleurs mené de front ces derniers problèmes et la préparation de la thèse complémentaire sur le Génie, dont l’étude est pour moi liée à l’explication historique d’une manière très étroite. Sur ces questions j’ai exécuté surtout un travail préparatoire de dépouillement et de critique. J’ai retiré par exemple d’intéressantes précisions de l’ouvrage de E. Zilsel, Die Entstehung des Geniebegriffes, qui a étudié la formation de l’idée de génie dans l’Antiquité et surtout à l’époque de la Renaissance, et en présente une théorie historique et sociologique ; son point de vue est d’ailleurs très limité et tendrait à faire du génie une sorte de mythe sans valeur positive ; je serais très disposé à croire, malheureusement, que les théories existantes du génie ne tiennent aucun compte du point de vue historique et « prospectif » que je crois nécessaire d’introduire (sans vouloir exclure les autres aspects). Aussi dois-je surtout procéder à une étude directe des grands hommes et des grandes civilisations, spécialement pour dégager ce que signifie l’idée du pouvoir créateur du génie, en quoi consiste la nouveauté qu’il apporte ; je cherche actuellement à préciser les exemples que j’étudierai plus en détail, et dont je prendrai certains dans l’histoire des sciences, où il est plus facile que pour la littérature ou pour l’art de déterminer le contenu du savoir humain dans une civilisation et à une époque données. C’est sur cette notion de l’apport novateur du génie que je voudrais faire porter mon principal effort.
Ces deux groupes de recherches : étude de l’explication scientifique d’une part, d’autre part de l’intelligibilité de l’individuel, de l’explication historique et du génie, – doivent converger pour établir la notion de singularité, clef de voûte de l’ensemble du travail.
Plusieurs problèmes se posent à ce sujet : dégager d’abord la singularité à la fois sous son aspect abstrait, dans l’explication scientifique (et c’est en vue de ce résultat qu’il importe de s’attacher précisément aux sciences les plus abstraites) et sous son aspect concret, dans les événements et dans les êtres. Montrer que ces deux aspects ont suffisamment de traits communs pour qu’on puisse y voir les applications d’une notion unique ; ces traits communs sont précisément ceux par lesquels on définira l’intelligible : les trouver, ce sera rencontrer les exigences que l’épistémologie et la théorie de la connaissance les plus classiques ont le mieux mises en évidence comme étant celles mêmes de l’intellect humain : exigences d’unité, de richesse et de fécondité, d’adaptation souple et précise au réel ; en définissant l’être singulier par une cohérence interne qui fait son indépendance mais qui est corrélative de liaisons étroites avec d’autres êtres, – liaisons assurant sa dépendance par rapport au monde, – on pourrait exprimer ces exigences intellectuelles fondamentales par un double postulat, commun à la science et à la philosophie :
1°) « Tout être est singulier » –
2°) « Tout aspect de l’être est singulier », – définissant ainsi la singularité abstraite, l’autre la singularité réelle. Ce n’est qu’une façon de dire « L’Être est », mais en interprétant la formule éléatique d’une manière restrictive qui la débarrasse de l’« idée vague de l’être en général » depuis longtemps vainement dénoncée par Malebranche.
Un point important à fixer dans la théorie de la singularité, ce sont les rapports de cette notion et de celle d’infini ; je crois pouvoir montrer que tout objet (concret ou abstrait) a une infinité de caractères, à condition de prendre des propriétés situées sur différents plans, appartenant à différents « types » (au sens de Russell), – mais que ce n’est plus vrai si l’on se borne à un seul « type », même pour des êtres individuels ; singularité et infinité ne sont donc pas nécessairement solidaires.
Indiquons enfin en deux mots quelques-unes des très nombreuses applications dont la notion de singularité me paraît susceptible : outre l’affermissement des principes d’une connaissances intellectuelle de l’individuel, outre quelques clartés apportées au problème du génie, on pourrait répondre (par la distinction des deux aspects de la singularité) à l’objection souvent faite aux sciences de la vie, d’après laquelle il n’y aurait pas deux êtres vivants semblables ; fonder une théorie de l’induction qui y verrait la découverte d’une singularité abstraite (et reprendrait en les mettant au point les idées d’Hamelin), – ou même d’une singularité réelle (étendant ainsi l’induction au cas de la critique historique) ; réviser l’idée partout répandue (non pas franchement fausse d’ailleurs mais inadéquate) de la « généralité » des notions mathématiques et scientifiques ; etc. –
Je ne compte pas exposer en détail toutes ces applications (sauf bien entendu pour le Génie), qui pourront faire l’objet de travaux ultérieurs ; il faudra cependant en donner une brève esquisse, car elles me paraissent constituer, comme il est vrai d’ailleurs pour toute théorie scientifique ou philosophique, la plus solide confirmation des idées développées dans cette thèse.
PARIS, 3-4 avril 1942
J. GOSSET. 24 Avenue du Parc. SCEAUX (Seine).
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