Paysage de la conscience
par Jean Gosset, Esprit, juin 1937, (extrait)
Il faudrait commencer par étudier la conscience ; il semble étrange de le demander, mais réellement, sincèrement, quel spiritualiste ou quel matérialiste pourrait dire ce qu’elle est ? Pour pouvoir l’étudier, il faut en admettre la réalité, mais la réalité non substantielle, non absolue. L’œuvre de Freud est inestimable, car il a fait le premier une étude systématique de la vie inconsciente et de ses rapports avec le conscient. Mais pour lui encore conscience et inconscient sont des mondes séparés, et nous avons deux réalités substantielles au lieu d’une.
Peut-être serait-il bon de travailler sur l’hypothèse que « conscient » et « inconscient » ne sont que des adjectifs, n’expriment que des déterminations comme les autres, dont il y aura à évaluer l’importance. Ainsi nous étudierons enfin ce qu’est la conscience.
La philosophie marxiste a su montrer dans la conscience l’auxiliaire des appétits obscurs, des calculs intéressés, la fabrique en grande série de ces « sophismes secrets » dont parle Kant. Mais il existe chez Marx un second aspect de la conscience, celui où elle triomphe. Elle n’est plus un absolu, ni la lumière qui s’allume en nous : la connaissance est une action et la conscience n’est qu’un des aspects de l’activité humaine ; pourtant les visions d’avenir du marxisme nous promettent le règne sur le monde par la connaissance, et Gide (Les Nouvelles Nourritures) représente toute l’évolution humaine comme la conquête d’une conscience plus parfaite.
La conscience ne doit pas nous tromper ; et nous ne l’éviterons pas, nous ne ferons pas ce pas immense, tant que nous n’aurons pas mesuré le chemin qui reste à faire, tant que nous identifierons notre conscience avec nous-mêmes et lui donnerons tout pouvoir. Mais nous ne pouvons faire chacun à part soi cette critique nécessaire ; et si peut-être le marxisme ne la fait pas, il nous indique un moyen précieux de la réaliser. La prise de conscience est un phénomène social ; la seule insuffisance du marxisme sur ce point est peut-être de trop limiter les groupes sociaux qu’il étudie et de ne pas considérer assez concrètement les relations entre personnes et entre groupes ; défaut important certes, mais qui ne doit pas nous cacher ceci : autour des philosophies de la conscience s’insinue volontiers une superstition de la pensée autonome, qui va même parfois (avec Alain) jusqu’à vouloir que chacun refasse toute la philosophie ; mais en réalité les autres valent, nous sommes liés à eux. Qui de nous, s’il examine sa vie, n’aperçoit que ses changements les plus profonds, ses découvertes, qui l’ont fait ce qu’il est, se sont produits au contact d’autres hommes ou de groupes sociaux ? qu’il est né à mesure de sa vie parmi les autres.
Jean Gosset
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