Sujet donné au Concours des Auxiliaires (1905) et pouvant servir pour : Lecture récréative, Morale, ou Composition française, cours supérieur
Texte :
Après la mort de la cigale, la Fourmi voit ses provisions détruites par un accident. Elle demande secours à l’abeille, qui lui refuse de l’aider, en lui montrant qu’elle subit le juste châtiment de sa dureté de cœur.
La saison chaude avait été superbe ; aussi, aux premiers jours de l’automne, Dame Fourmi, après un dur labeur, put enfin admirer ses greniers remplis. Avec un orgueil justifié, elle contemplait les grains dorés, les menues pailles, mis en réserve pour l’hiver ; elle détendait ses pattes lasses, et redressait sa maigre échine dans son mince corselet noir.
Tout à coup, une commotion violente la renversa. Elle crut à la fin du monde et invoqua les dieux. Longtemps elle demeura ensevelie sous les décombres, et péniblement parvint à se frayer une route. Hélas ! Sa joie d’être délivrée ne dura guère ; le clair soleil ne lui montra que sa maison en ruines, ses soeurs gisant sans vie dans la poussière : plus d’amis, plus de gîte, plus de vivres. Le pas distrait d’un cheval avait tout écrasé.
Elle se plaignit en son langage, et je crois bien qu’elle pleura surtout sa réserve détruite, tant il est vrai qu’homme ou fourmi, chacun au fond du coeur cache un peu d’égoïsme. D’ailleurs notre fourmi l’avait déjà prouvé…
Mais ce n’est pas tout de pleurer, il faut vivre ; et la faim se faisant sentir, l’infortunée propriétaire, après un long combat, fit plier son orgueil. Honteuse et fort inquiète, elle s’achemina vers la demeure de l’abeille.
L’abeille – Eh quoi ! Madame la Fourmi, que signifient cette mine attristée, cette démarche oblique, cette humble contenance ? N’êtes vous pas la plus riche dame parmi les fourmis du pays ?
La fourmi – Je l’étais hier, mais un coup du sort a détruit mes biens ; notre république est anéantie ; et si vous ne m’assistez, j’en suis réduite à mourir de faim. Bonne voisine, je vous en prie, donnez-moi de quoi vivre pendant quelques jours. Je vais essayer de me faire adopter dans la fourmilière la plus proche. Je travaillerai pour vous rendre au plus vite ce que vous m’aurez prêté. Ma persévérance opiniâtre et mon économie vous sont connues ; et ce sont là, n’est-il pas vrai ? les meilleures garanties.
L’abeille – Est-ce bien l’altière fourmi qui me tient ce langage ? Avez-vous donc oublié si vite qu’un discours pareil vous fut jadis tenu par la cigale ? Hélas ! grâce à votre dureté, l’infortunée chanteuse subit sans doute le sort que vous redoutez aujourd’hui.
La fourmi, brusquement redressée et d’un ton vif – Voisine, ne me comparez pas, je vous prie, à cette tête légère, à cette prodigue, à cette paresseuse qui ne savait autre chose que lancer au vent de vilaines chansons. Sa mort fut la juste punition de son étourderie et de sa paresse.
Mais moi qui péniblement, miette à miette, amassais mes réserves, moi dont la vie fut un effort continuel, n’ai-je pas le droit d’accuser le ciel d’injustice ? Si l’oisif et le travailleur ont même sort sur cette terre, le travail est inutile, et la vertu n’est qu’un mot.
L’abeille – Ma soeur, lorsqu’un malheureux demande l’aumône, il faut d’abord et avant tout la lui donner. Si vous voulez ensuite lui faire la morale, préparez-le d’abord à vous entendre en le touchant par votre bonté. La charité ouvre souvent la route à la vérité ; croyez-moi, il faut d’abord être bon. Ensuite seulement on peut efficacement être sévère.
Si, selon vous, la légèreté et l’imprévoyance méritent la mort, quel châtiment réservera-t-on à votre dureté, à votre égoïsme ? Le malheur qui vous atteint aujourd’hui est une punition méritée. Estimez-vous heureuse qu’il soit réparable.
Mais il ne serait pas juste que je le répare pour vous. Je dois à la mémoire de la pauvre Cigale de vous donner une leçon qui, je l’espère, sera salutaire. Si la saison était plus avancée, si je craignais pour votre vie, croyez-le, je vous aiderais. Ma demeure est grande ouverte aux indigents. Mais nous avons encore devant nous plusieurs jours de soleil ; il reste encore des grains dans les sillons. Vos sœurs vous donneront asile, dites-vous ? Je connais votre courage, vous aurez bientôt reconstruit vos palais.
Un dernier conseil, et de bonne amitié : faites taire votre orgueil et n’écrasez pas les autres sous le poids de votre supériorité. A quoi serviraient sur cette terre les forts, les vaillants, si ce n’était à protéger, à soutenir, à aider, à consoler les faibles. Voyez-vous, à votre vie de labeur il a manqué jusqu’ici ce repos : la bonté ; à votre existence austère, il a manqué ce rayon, la joie de faire le bien. Faites-le toujours, faites-le trop, le trop ne sera jamais assez. Les folles cigales que vous aiderez vous remercieront par une chanson qui égaiera votre âme, et vous les paierez d’un bon conseil. Nul n’est inutile en ce monde, pas plus le chanteur que l’ouvrier ; l’un donne le pain, l’autre donne la joie, et, croyez-moi, tous deux sont quittes.
M.B.
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